2012-05-27
La Grèce doit-elle sortir de l'euro?
A court terme, la sortie de l’euro serait dramatique pour une grande partie
des Grecs et très risquée pour les autres Européens. Mais il existe une solution
alternative, qui porte un nom maudit : l’inflation.
La Grèce a un problème de court terme : faut-il sortir de l’euro ? La grande
majorité des Grecs (les trois quarts, selon les sondages d’opinion) s’y
refusent, craignant à la fois d’y perdre ce qui reste de leurs économies et
d’être encore davantage étranglés par le poids des dettes extérieures (privées
et publiques) libellées en euros ou en dollars. Car, inévitablement, la drachme
se dévaloriserait sensiblement (d’un tiers au moins, et peut-être davantage) par
rapport à ces devises, renchérissant d’autant le coût réel de leur
remboursement. Mais les partisans de la sortie font valoir que, justement, cette
dévalorisation de la drachme résoudrait en même temps le problème de long terme
de la Grèce. En effet, depuis la création de l’euro, la Grèce a vu ses prix à la
consommation – reflet plus ou moins fidèle de ses prix à la production –
progresser de 44 %, contre 23 % dans l’ensemble de la zone euro (22 % en France,
20 % en Allemagne). Si la Grèce avait conservé sa monnaie nationale, la drachme,
le surplus d’inflation du pays aurait pu être effacé par une baisse du taux de
change drachme/euro. Mais, avec la monnaie unique, ce n’était plus possible, et
la compétitivité extérieure de la Grèce a fondu comme neige au soleil, réduisant
d’autant l’activité économique intérieure. Revenir à la drachme permettrait
d’effacer cette perte de compétitivité extérieure, donc – témoin l’Argentine –
de stimuler l’activité intérieure après une ou deux années de transition
douloureuse. Et la Grèce pourrait ainsi renouer avec la croissance au lieu de
voir la déflation démolir peu à peu son système productif, comme c’est le cas
actuellement (le PIB a baissé de 6,2 % entre le quatrième trimestre 2011 et le
premier trimestre 2012).
On voit donc le dilemme : à court terme, la sortie de l’euro serait
dramatique pour une partie importante de la population grecque, mais à long
terme, elle leur apporterait l’oxygène dont le pays est aujourd’hui privé.
Il existe cependant une solution alternative, qui permettrait de concilier
court et long termes, tout en évitant les effets collatéraux d’une sortie de la
Grèce sur le reste de la zone euro, qui en serait fortement fragilisée, la
spéculation s’en prenant alors à l’Espagne, voire à l’Italie. Cette solution a
un nom maudit : l’inflation. Imaginons un instant que, dans le nord de la zone
euro (Allemagne, Autriche, Finlande, Pays-Bas, Belgique, France), l’inflation
passe de 2 % par an à 4 %. Et que, dans le sud de la même zone (Italie, Espagne,
Grèce, Portugal, Chypre, Malte), il passe de 4 % à 0 %. Dans l’ensemble de la
zone, le rythme d’inflation ne serait pas modifié, mais, chaque année, la
compétitivité extérieure des pays du sud gagnerait 4 %, et en quatre ou cinq
ans, l’activité économique y regagnerait les couleurs qu’elle a perdues. On
pourrait même aller plus loin, et fixer comme objectif annuel d’inflation pour
l’ensemble de la zone non pas 2 % ou moins, mais 3 % ou plus. Pour cela, il
faudrait modifier les règles de la Banque centrale européenne, qui,
actuellement, a pour seul objectif officiel, la stabilité des prix (en fait un
peu entre 1 % et 2 %, pour ne pas étrangler les activités à gains de
productivité inexistants ou faibles, comme la santé, l’éducation ou les services
aux personnes). Supposons que ce soit possible. Dans ce cas, la valeur réelle
des dettes (publiques et privées) se réduirait chaque année de 3 %,
mécaniquement. Certes, les taux d’intérêt demandés par les financeurs
s’ajusteraient … sauf si la BCE continuait de maintenir un taux directeur
faible. Comme toujours, dans les situations où les dettes se dévalorisent, les
investissements financés par emprunt (public ou privé) seraient encouragés, et
l’ensemble de la zone renouerait avec davantage de dynamisme économique tout en
voyant sa dette publique diminuer en proportion de son PIB, à la fois grâce à la
hausse des prix et à la reprise de l’activité. Exactement l’inverse de ce qui se
passe actuellement en Grèce (et en Espagne) où, du fait de la politique de
baisse des prix et des salaires qui y est menée – politique dite
« déflationniste » –, l’activité recule et les dettes se revalorisent.
Cette solution d’une inflation plus forte a été proposée par Jean
Pisani-Ferry dans Le réveil des démons (Fayard, 2011). Mais il
suggérait alors, sous le terme de « dévaluation interne », d’y ajouter, pour les
pays du sud, une réduction des prix et des salaires, ce que, dans le langage
habituel, on appelle plutôt une déflation, avec toutes les conséquences sociales
que cela implique. Je le lui avais fait remarquer, et je vois avec plaisir qu’il
a rééquilibré la proposition, en écrivant dans Le Monde (mardi 15 mai)
que « demander au sud de regagner la compétitivité par la déflation serait
l’emprisonner dans le double carcan de la dette publique et de la dette
privée » et, un peu loin, qu’« il faut, pour les années à venir,
nettement moins de hausse des prix au sud et nettement plus au nord ».
Utopie ? Sans doute pour partie. Mais les idées évoluent, et, en Allemagne même,
de plus en plus de voix s’élèvent pour rompre avec les politiques qui
privilégient la stabilité des prix ou la déflation sans considération pour leur
coût social. Ainsi, le ministre de l’Economie allemand, Wolfgang Schäuble,
avance qu’une inflation de 3 % « ne serait pas un drame ». La
Bundesbank, pourtant renommée pour son orthodoxie monétaire, a provoqué la
surprise outre-Rhin (et dans le reste de l’Europe) en estimant qu’une légère
accélération de la hausse des prix pourrait être envisageable. Les métallos
allemands viennent d’obtenir une hausse des salaires (longtemps bloqués, il est
vrai) de 4,3 %. Bref, la prise de conscience que l’économique ne peut faire fi
du social, que les sacrifices imposés au sud risquent de faire exploser la zone
euro tandis que la marche forcée vers « la règle d’or » peut enfoncer le nord
dans une profonde récession, tout cela chemine (un peu trop lentement, hélas)
dans les esprits des responsables politiques. Entre le Charybde de la dette et
le Scylla de la déflation, l’inflation au nord accompagnée d’une rigueur
raisonnable mais pas inhumaine au sud apparaît de plus en plus comme la
troisième voie raisonnable pour sortir l’Europe de l’impasse.
Denis Clerc
Article Web - 24 mai 2012